Désir – Urbain AMOUSSOU

Désir

Désir

Aujourd’hui, dimanche de Pâques. J’espère que c’est ainsi qu’on dit. Je ne suis pas très religieux donc j’évite jusqu’à prononcer des mots qui pourraient porter à confusion. J’ai passé la journée à lire et à dormir. J’ai fini « Un coup d’aile » de Vladimir Nabokov. Puis j’ai entamé « Sauve-moi » de Guillaume Musso. Entre temps, j’ai bien essayé de lire « Une banale histoire » de Tchekhov, mais j’ai trouvé cela trop triste. Puis je me suis rendormi. Nous ne faisons que cela c’est temps-ci, mon petit frère et moi. Manger, dormir, lire, regarder des séries. Lui a déjà fini « Casa de Papel Saison4 », moi je n’en ai pas le courage. Je n’aime pas les trop plein de suspens…

Je me suis réveillé vers 17h. L’heure m’est restée en tête parce qu’un message de mon ex m’attendait sur WhatsApp. Enfin, je crois que c’est mon ex, elle doit sans doute l’ignorer, mais c’est ma seule manière de me la représenter. L’abondance de temps, de cette période de confinement, rapproche les solitudes et cela faisait des jours maintenant que nous discutions ensemble. Vers 18h30 l’envie me prit de manger. En fait je n’avais pas vraiment faim, mais j’avais déjà bien dormi, aucune envie de lire ou de faire des pompes. Il ne reste donc que ça : manger.

En rentrant dans la cuisine je trouvai une assiette pas trop sale dans l’évier. Ce fut là qu’un autre désir mortel vint …

De l’eau glacée. C’est un plaisir malsain, quand elle coule dans ta gorge brûlant chaque once de peau du gosier, faisant vibrer une molaire au passage et saigner un nerf, avant de tirer d’un coup sec sur le cœur. J’avais envie de ça, un vrai désir charnel, puissant, bien là.

Il était en ce moment 18h55, et l’extinction des feux n’était pas loin. Mes deux frigos étaient morts de je ne sais quelle maladie et je travaillais trop pour les réparer. Il ne restait qu’une solution, envoyer mon petit frère. Pourquoi pas moi ? Cette question allait me tourmenter des années et des années.

Je le vis extirper son long corps du canapé où il passait désormais sa vie. Il devenait de plus en plus grand. Comme s’il n’avait pas de limite verticale. Il marchait comme un sage et ne se plaignait jamais. Je pense qu’il ne comprenait pas toujours d’où me venaient mes pulsions, mais il obtempérait sans broncher. Il sortit dans la nuit. Il était 19h07. Moins d’une heure avant le couvre-feu.

Le vendeur de glace n’était pas loin. 19h30, il n’était toujours pas rentré. Je commençais à être inquiet. À 40, j’appelai son téléphone, qui sonna près du PC où il suivait un film de bonnes gens ne mourant jamais. À 45, la panique me gagna. À 55…

À 19h55 je m’apprêtai pour aller le chercher. Je pris mon passeport, ma carte d’identité nationale, mon permis de conduire, ma naissance, ma nationalité, mon contrat de travail. Ce n’était pas certain que tout cela me sauve mais qui sait. J’ouvris le garage, l’odeur de la poubelle me frappa en plein nez. Les ramasseurs ne passaient plus. Ils ont sans doute peur de chopper le coronavirus dans nos restes. Je montai dans le véhicule, j’avais une boîte de gants et un paquet de masques côté non chauffeur. Ils étaient devenus plus précieux que des préservatifs. J’arrangeai le rétromiroir et ce fut à cet instant que je le vis…

Il revenait de sa démarche gargantuesque, comme s’il était en dehors du temps. Il paraissait encore plus grand dans l’obscurité ambiante et le rétroviseur ne captait que le début de sa tête, le reste étant perdu dans les nuages sombres des dernières minutes avant le couvre-feu.

Il me dit calmement, sans hésiter, sans regret : « je n’ai pas trouvé de glaçons. »

Je le savais, je le savais. J’aurais dû depuis le début y aller moi-même. Qu’allais-je faire maintenant du reste de la nuit ? Une terrible angoisse me prit à la gorge. Il restait trop de temps et sans assouvissement, je me sentais perdu. Un violent appétit tançait mon corps, mais entre le mien et les corps habillés… le choix est vite fait.

Urbain AMOUSSOU – Nouvelles confinées

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